La relation peuple / dictateur dans Temps de chien (1999) de Patrice Nganang

 

La relation peuple / dictateur dans Temps de chien (1999) de Patrice Nganang

 

Mohamed Racim Boughrara (doctorant en Littérature comparée)
— CELEC (EA 3069), Université Jean Monnet, Saint-Étienne

 

     Temps de chien est une peinture de la Nation camerounaise gouvernée par une dictature qui en a confisqué la mémoire et lui a longtemps fait croire que la malédiction qui frappe le pays n’est autre que le résultat du passé colonial. Mais le peuple a compris que les violences historiques sont loin d’être évanouies, d’autant qu’il voit durer un régime tyrannique qui ne cesse de le martyriser. Patrice Nganang observe douloureusement son peuple en vue d’apporter une amélioration à sa condition et, par son regard de moraliste, il construit un véritable apologue en mettant en scène un chien doté d’un nom et scrutant avec dédain une foule indistincte au comportement grégaire. Comme dans La Ferme des animaux[1] où George Orwell fait se côtoyer animal et humain, le choix de l’apologue permet d’observer le peuple camerounais avec un regard rempli d’humour et de vivacité.

    Mboudjak, le chien narrateur, se dit chercheur, il scrute avec dédain le monde des humains, foule indistincte avec un cynisme désabusé. Pourtant, malgré la veulerie de ces derniers, c’est leur camp qu’il a choisi. La populace, certes abjecte, lui semble préférable au monde animal, où il demeure un pouilleux. En cela, cette fable révèle un point de vue de moraliste : elle scrute les ignominies du peuple des sous-quartiers en tentant d’y déceler une parcelle d’optimisme. Les pérégrinations du chien narrateur dans les rues de Yaoundé illustrent son espoir de s’émanciper de sa condition mais aussi sa quête d’une humanité enfin capable d’agir sur son destin. Elles forment ainsi le canevas d’une fresque au réalisme à la fois truculent et apocalyptique.

    Nous essaierons ici d’examiner la relation dominant / dominé, à travers l’image du peuple camerounais réduit à une plèbe, sous la tutelle du despote qui le prive de ses biens avec une totale absence de scrupule. En effet, il s’agit là de l’œuvre d’un Africain qui porte sur l’Afrique postcoloniale un regard sans concession dans la mesure où la mémoire populaire paraît s’être effacée sous les coups de tyrans corrompus. Nous verrons par conséquent dans un premier temps en quoi cette fresque constitue le tableau d’un peuple victime, tandis qu’en second lieu, nous essaierons d’étudier ce qui en fait au contraire l’image d’un peuple bourreau.




[1] ORWELL, George, La Ferme des animaux (Animal Farm, 1945), Paris, Gallimard, 1984.

 

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Le tableau d’un peuple victime

Un peuple éternellement victime de l’injustice et de l’arbitraire

     On peut légitimement considérer le roman de Patrice Nganang comme une fresque du Cameroun contemporain et de son peuple. Pourtant, il est fondé sur un certain nombre d’épisodes juxtaposés, sans continuité temporelle affirmée, mais c’est cet ensemble d’instantanés de la vie dans les faubourgs déshérités de Yaoundé qui constituent son unité. Cette série de scènes mises bout à bout offre un tableau saisissant du pays et, au-delà, de l’Afrique noire tout entière. Leur unité repose avant tout sur le regard du chien Mboudjak qui prend en charge la narration. L’omniprésence de la corruption et de la violence contribue également à la cohérence de l’œuvre. En effet, l’animal-narrateur, présent du début à la fin du récit et témoin de la déliquescence de l’humanité qui l’entoure, dresse le tableau d’un peuple éternellement victime. La Panthère, qui a connu la colonisation européenne, est le personnage qui permet de mettre en évidence la continuité et la permanence de l’injustice, alors que le peuple en a perdu la mémoire. Malgré l’indépendance, ce dernier est toujours la proie de l’arbitraire mais, vivant dans l’instant, il n’a pas la conscience de l’Histoire.

     Paul Biya, à la tête du pays depuis plus de deux décennies, incarne de fait un horizon indépassable aux yeux des Camerounais : l’écrivain désacralise la figure d’un chef d’État s’accrochant au pouvoir en perpétuant la terreur, favorisant les détournements de fonds et la destruction des services publics. Ainsi l’ex-fonctionnaire Massa Yo, licencié comme bien d’autres, conçoit-il la plus grande méfiance vis-à-vis d’une administration corrompue en refusant de déposer son argent à la banque. Dans son ouvrage, La Littérature africaine moderne au Sud du Sahara, Denise Coussy affirme, en effet, que « l’État de la Nation est avant tout présenté au travers du prisme de la corruption qui est devenu le leitmotiv obsessionnel de ces littératures[2] ».

     S’emparant des thèmes les plus frappants, Nganang montre ainsi une nation à la dérive dont les sous-quartiers, où règnent la brutalité du pouvoir et la misère, continuent à être martyrisés. C’est là le cycle éternel de l’injustice dont les habitants du bidonville de Madagascar sont l’incarnation la plus absolue et la plus tragique. Nganang, qui vit aux États-Unis, s’attaque aux tabous du système Biya, mettant à nue la corruption installée à tous les niveaux du gouvernement et de l’économie, précipitant les pauvres dans la précarité et l’accablement.

     Aussi peint-il une fresque iconoclaste du Cameroun d’aujourd’hui en ce qu’il ne fait aucun cas de la décolonisation et de l’indépendance : elles n’ont tout simplement pas existé ou, plus exactement, n’ont pas répondu aux espérances libératrices d’un peuple qui n’est toujours pas maître de son destin. Cependant, la préoccupation première de Patrice Nganang ne paraît pas uniquement être de nature politique. Son regard se veut avant tout celui d’un moraliste, stigmatisant, à travers le chien Mboudjak, les travers du peuple camerounais.




[2] COUSSY, Denise, La Littérature africaine moderne au sud du Sahara, Paris, Karthala, 2000, p. 85.

 

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Une société aliénée par la misère économique et morale

     De fait, les habitants du quartier de Madagascar, observés par le chien chercheur, ne sont pas évoqués seulement comme les victimes d’un système politique. Certes, ils sont déclassés, écrasés sans pitié par l’État et tentent de lutter contre la précarité qui les ronge, mais ils apparaissent essentiellement dans toute l’ignominie de leur aliénation. Ainsi remarque-t-on l’omniprésence de la pourriture qui, d’élément du décor, devient décor elle-même, exprimant l’implacable soumission et la profonde précarité des habitants des faubourgs, dénués qu’ils sont des conditions de vie de base :

Je me convainquis ensuite que les senteurs obsédantes étaient celles de tout le sous-quartier, des mille poubelles, des maisons rabougries, des rues pétées, des bars ammoniaqués, des tuyaux de caca percés, des restaurants moisissant, des voitures camées, des cabinets ouverts à la rue, des puits donnant sur la merde, des marigots combattant avec la poubelle, des lits crasseux, et des cadavres vivants[3].

     Néanmoins, l’aliénation n’est pas qu’économique et matérielle, elle est également morale. Nganang montre un peuple marionnette, victime et spectateur de perpétuels scandales, dans une atmosphère d’hystérie permanente. On note d’ailleurs qu’il n’est jamais différencié ; en effet, il n’est évoqué que collectivement, à travers une masse et un vacarme indistincts, des cibles et des émotions communes. Mouton de Panurge, il se déplace en masse, hurle avec les loups, tout statut social et point de vue personnel s’effaçant, comme l’attestent les expressions à valeur de métonymie : « regard du quartier[4] », « tout le quartier avec moi[5] », « la parole folle des rues[6] ». La foule aliénée se complaît dans des scandales incessants sans jamais nommer explicitement la main de l’État corrompu. Critiquer ce dernier est tabou, aussi les laissés-pour-compte amplifient-ils à l’envi, comme en contrepartie, la dimension la plus triviale de ces affaires.

     Ainsi, lorsque le personnage de la Panthère fait part aux clients du bar de Massa Yo que la femme du ministre des finances a été arrêtée à l’aéroport d’Orly « avec une grande valise pleine d’argent[7] », les sarcasmes fusent. La nouvelle n’a en effet aucun intérêt à leurs yeux et ne fait naître qu’un moqueur « on va faire comment alors, le pays est en crise[8] ». Leur soumission face au pouvoir est également visible quand la révélation de la relation entre le Commissaire et sa maîtresse Mini Minor ne fait qu’accroître la vénération et l’estime du peuple pour cette dernière. En revanche, ce sentiment se transforme singulièrement quand son univers est touché, comme l’illustre la scène où Massa Yo se rend compte que la prostituée a subtilisé son million caché dans le bar. On assiste alors à un déchaînement des passions sur cette affaire de mœurs qui concerne un semblable : cet apparent pair de condition a été dupé par une femme dont le statut symbolise le paroxysme de la marginalité, stigmatisée parmi les stigmatisés. Dans cet épisode, la déroute de Massa Yo apparaît d’autant plus réjouissante aux yeux de la populace qu’elle mêle sexe et argent, résonnant comme une revanche sociale.

Des types sociaux symboles d’un monde en déchéance

     La dernière touche qui compose ce tableau d’un peuple victime est constituée de l’évocation plurielle de différents types sociaux. Ceux-ci figurent toutes les facettes d’une société en déchéance. On y trouve par exemple toutes sortes d’activités, légales ou illégales, dont le seul but est de survivre, à l’image du vendeur de cigarettes qui sera pousseur dans le marché de Mokolo, ou encore le mendiant aveugle qui ne tarde pas à devenir voleur. Il y a également les victimes des compressions des administrations publiques, tels Massa Yo, fonctionnaire licencié, ou l’ingénieur Docta, figure de l’intellectuel non récompensé. La régression économique pousse ainsi au désespoir nombre de catégories sociales. On pense à la femme privée de son salaire depuis des mois qui, voulant se jeter sous les roues d’un bus, est finalement arrêtée par la police tandis que les badauds la traitent de folle. Et pourtant, cette tentative de mettre fin à ses jours, comme d’autres dans le roman, exprime la rage d’un peuple sous la tutelle du bourreau qui le spolie de ses biens. La mort s’apparente ici à une délivrance qui offre la possibilité de se libérer du joug d’une dictature qui a trahi son peuple.




[3] NGANANG, Patrice, Temps de chien, Paris, Le Serpent à plumes, 1999, p. 194.

[4] Ibid., p. 67.

[5] Ibid., p. 68.

[6] Ibid., p. 69.

[7] Ibid., p. 201.

[8] Ibid., p. 203.

 

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     Toutefois, dans les sous-quartiers, nulle commisération : dans cette humanité en décomposition, même la tragédie d’un éventuel suicide se transforme en scène burlesque et dérisoire. Bien au contraire, face au spectacle de la déliquescence et de la misère de ses semblables, elle se vautre dans une apathie qui confine au vertige, conduisant chaque individu qui la compose au repli.

     Cette décadence de la société mène par conséquent au démantèlement de tout ce qui pourrait fonder une quelconque solidarité. De fait, la société est structurellement marquée par le conflit puisque le pouvoir est organiquement injuste et repose sur la brutalité. Nombreuses sont les scènes illustrant une barbarie apocalyptique. Les individus y sont atteints d’une furie dépourvue de conscience, comme possédés et abandonnés dans le chaos qu’est le sous-quartier de Madagascar. La violence émanant des forces de l’ordre est encore plus révélatrice de ce pouvoir qui sécrète l’arbitraire et la barbarie, ainsi que le montrent les viols perpétrés par les militaires à l’occasion des manifestations suivant le meurtre du jeune Takou. Néanmoins, il est symptomatique de voir la foule céder aux palinodies les plus veules, traitant comme un héros, par exemple, après l’avoir tabassé, le voleur du marché. Sa versatilité souligne son inconscience et la conduit à une attitude souvent jubilatoire. Cependant, on ne peut qualifier cette situation de renversement carnavalesque, dans la mesure où chacun ne pense qu’à ses propres intérêts, ou, du moins, à ce qui pourrait lui éviter le châtiment de l’autocrate. Ainsi, l’immense mensonge de l’État, fondé sur la confiscation de la mémoire du peuple camerounais, pousse ce dernier à un obscurantisme absolu.

La représentation d’un peuple bourreau

Un peuple immoral

     On le voit donc, Temps de chien n’est pas seulement la fresque d’un peuple victime. Ses atermoiements, ses revirements côtoient une ignominie omniprésente qui, dans l’effacement grandissant des signes d’humanité, s’apparente à une bestialité certaine, comme s’il était atteint de cannibalisme. Dans un vertige de dévoration apparaît en effet le tableau d’un peuple bourreau dont l’immoralité semble éclater. Cette dimension trouve des résonances avec le picaresque, dans la mesure où Nganang insère des personnages déclassés dans une réalité sordide et dont la résignation se manifeste dans des expressions langagières qui sont le miroir de conventions sociales reflétant elles-mêmes leur conformisme.

     Cette attitude met en évidence l’inertie et, partant, la lâcheté des humains, comme le montre la tautologie récurrente, devise rabâchée du peuple « Le Cameroun c’est le Cameroun[9] ». Cela est confirmé par une formule, mêlant la question et sa réponse, « Que voulez-vous, c’est la crise[10] », qui souligne la soumission à un code social dont le rôle premier est d’empêcher toute contestation de naître. Cette propension à la veulerie contribue à mettre en scène une humanité qui n’est pas seulement victime mais également bourreau de ses propres enfants. Ceux-ci s’entredévorent sans manifester la moindre empathie les uns pour les autres. En cela, le roman de Nganang peut être qualifié de néo-picaresque en ce qu’il représente la dégradation sociale des personnages et leur évolution dans un espace chaotique. En effet, le souci de l’auteur de décrire les sous-quartiers dans les moindres détails n’est pas anodin, dans la mesure où cela permet de mettre en scène un peuple lâche et apathique. De fait, Yaoundé s’apparente à une métaphore du chaos, notamment à travers l’omniprésence des ordures qui symbolisent le pire de la civilisation urbaine dans le tiers-monde. Le cadre est d’autant plus marqué par la morbidité que les personnages semblent s’y accoutumer. Les nombreuses scènes scatologiques par exemple mettent en valeur l’immoralité d’un peuple frappé du sceau de la malédiction et les détritus sont l’envers négatif de la société de consommation, ne récoltant que les fruits les plus abjects de la modernité. Elles révèlent la déchéance d’une époque, elle-même marquée par la dégradation sociale, et reflètent par ailleurs ce qu’André Brink appelle « une histoire en retard[11] ».

     Capitale d’un pays souillé et à la mémoire confisquée, Yaoundé représente une miniature du Cameroun et, au-delà, du continent africain : c’est l’image de la corruption et d’une civilisation ratée qui affectent une nation assujettie, encore affectée par les méfaits du colonialisme.




[9] Ibid., p. 119.

[10] Ibid., p. 226.

[11] COUSSY, Denise, op. cit., p. 93.

 

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La vision d’un moraliste

     Néanmoins, Nganang se dégage d’une vision exclusivement politique et historique du Cameroun. En moraliste, ce sont avant tout les ressorts humains qui l’intéressent. Le chien-narrateur observe ainsi avec sagacité les travers des hommes, dont le moindre n’est pas l’ivresse dans laquelle ils plongent volontiers. Celle-ci n’illustre aucunement les vertus évoquées par le proverbe latin in vino veritas[12] : de fait, elle est loin d’aider à lever les inhibitions et, encore moins, à libérer la parole. L’ivresse enferme le peuple dans une atmosphère fataliste, lui fait perdre le contrôle en lui ôtant toute possibilité de se repérer en ce monde. Les gens sont ainsi représentés dans une masse et leur comportement déséquilibré les réduit à une populace incapable d’agir avec détermination. L’alcool est une échappatoire qui apparaît comme le prétexte idéal pour fuir la réalité. Mais il n’est pas la seule : la rumeur apparaît comme une seconde tendance de l’humanité des sous-quartiers, régnant sur le cloaque et le chaos d’un monde souvent plongé dans l’hystérie collective. Les fantasmes incessants qui envahissent Madagascar sont l’occasion de tisser une série d’épisodes hallucinatoires dont, pourtant, la véracité n’est jamais remise en cause : « Oui la rumeur est une dangereuse musique. Sa réalité folle naît dans l’ivresse des hommes, à ces moments où leurs paroles deviennent fortes, leurs craintes trop visibles et leurs gestes désordonnés[13] », analyse le chien chercheur. Son regard perspicace l’amène à affirmer que la rumeur est l’indice d’une foule au comportement grégaire. La rumeur exerce un pouvoir encore plus maléfique sur la foule, en ce qu’elle contribue à créer une hallucination proche de la névrose. Les habitants des sous-quartiers deviennent de la sorte ensorcelés, comme paralysés par la magie verbale émanant de la rumeur. Dès lors, Madagascar n’est plus que bruissements futiles et dérisoires dont le caractère fantasmé confine au fantastique. Le recours à l’affabulation constitue pour le peuple une drogue, un refuge illusoire dans la mesure où, perdant tout repère face à l’amère réalité, il se détruit lui-même.

L’inversion de l’échelle des valeurs

     On peut donc dire que Temps de chien appartient, par ces multiples critères, au genre de l’apologue dont la dimension critique contribue à mettre au jour l’ampleur de l’inversion des valeurs dans la société africaine. Il est particulièrement significatif de noter que le recours au fantastique permet aussi au romancier de rendre plus saisissant le tableau qu’il dresse du petit peuple camerounais demeurant sous le joug du despote. Ainsi, les personnages les plus importants du roman relèvent de la fable animalière, qu’il s’agisse de Mboudjak, le chien narrateur et donc personnifié, ou des deux seuls humains à l’onomastique animale, le Corbeau et la Panthère. Il est à noter que dans l’inversion de la nature de ces êtres se fonde ce qui constitue leur identité et leur singularité : ce sont les seuls personnages qui font montre d’humanité et de lucidité. Le personnage de la Panthère est analphabète, mais il a la connaissance des temps anciens, il est la seule figure à la charnière des époques coloniale et postcoloniale, et s’exprime par des aphorismes qui, bien que sentencieux, révèlent une certaine sagesse : « La bouche qui boit ne parle pas[14] ». Il illustre en outre la déception amère d’un pays à la merci d’un régime tyrannique. Il en incarne tout le pessimisme face à un peuple avili, dépourvu d’imagination et victime des fabulations qu’il fabrique, pour lequel il ne ressent que de la colère.




[12] « Dans le vin la vérité », une formule tirée de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien.

[13] NGANANG, Patrice, op. cit., p. 166.

[14] Ibid., p. 97.

 

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     Le personnage du Corbeau, quant à lui, est plus nettement inscrit dans l’intellectualité, puisqu’il occupe la fonction d’écrivain public et même d’auteur d’un livre en cours d’élaboration sur les bas-fonds de Yaoundé. Il dénonce les fausses conventions qui imprègnent les relations humaines dans une société hypocrite et lutte contre elles, ou, plus simplement, s'attaque aux formes mensongères sur lesquelles se fondent les nouvelles institutions sociales. Marginal rusé, il est installé dans une forme de réalité brute et sordide. Souffrant du spectacle de la passivité du peuple aliéné, le personnage tente de lever la répression dont il est victime et de le délivrer de sa veulerie. Selon le procédé de la mise en abyme, il entreprend l’écriture d’un livre intitulé Temps de chien évoquant le quotidien des habitants des sous-quartiers après leur avoir donné la parole à chacun. Les gens se confient à l’écrivain public qu’ils côtoieront en tant que personnage dans le livre à venir. Ce dernier devient ainsi l’alter ego du romancier Nganang écrivant lui-même Temps de chien. Il met ainsi en scène son protagoniste, le Corbeau, gagnant dans un premier temps la sympathie de la foule alors qu’il proteste contre l’arrestation injuste du vendeur de cigarettes. Cependant, quand il dénonce les injustices d’un État corrompu, la foule, veule et résignée, refuse de le suivre, le qualifiant de « fou ». Nganang montre ici la peur du peuple mais aussi sa lâcheté tandis que l’indignation et l’anticonformisme du Corbeau conduisent à son emprisonnement par le Commissaire, figure hégémonique dans les sous-quartiers et avatar de la dictature, suggérant la permanence de l’injustice, au-delà de la colonisation et jusqu’à la période contemporaine de l’indépendance. Tel le Brutus de William Shakespeare, le Corbeau est un idéaliste. Or, ainsi que le suggère Shakespeare, l’idéalisme politique est un danger redoutable, dans la mesure où il est vaincu par les palinodies de la foule dont la fragilité et la versatilité apparaissent en pleine lumière, victime de la manipulation des puissants par le discours.

     Néanmoins, après sa libération, le Corbeau exprime son indignation et son dégoût envers la couardise de la populace et critique son ingratitude et son opportunisme prononcés. Le Corbeau stigmatise le peuple déchu sur le ton de l’imprécation :

Vous vous tuez à l’alcool mais vous êtes plus lâches que des hyènes. Combien sont morts dans des prisons alors que vous vous soûliez d’indifférence dans les bars ? Biya prend tout votre argent, s’en va le cacher en Suisse ; il vous laisse croupir dans des sous-quartiers, et vous passez tout votre temps à jacasser, à vous soûler la gueule, et à baiser les petites ! Vous attendez le salut qui va tomber du ciel, hein[15] ?

En dépit de sa force, cette diatribe vis-à-vis des habitués du bar de Massa Yo ne parvient pas à les éveiller. Pris dans un délire collectif et en incapacité de saisir la teneur de son message, ils finissent par le traiter d’« opposant ». Le Corbeau, désenchanté par la brutalité et l’égoïsme de leur réaction, manifeste tout son mépris en leur donnant de l’argent pour s’offrir une boisson, qui les laissera dans leur indignité crasseuse : « Vous voulez l’argent, non ? Vous respectez l’argent plus que la vie, non ? Voici l’argent que je vous apporte ! C’est le prix de votre lâcheté ! Achetez-vous donc la bière que vous aimez tant avec[16]! » Ce faisant, la foule se vautre dans une gloutonnerie hystérique lorsque, renonçant à tout amour-propre, elle se jette avec une abjection moutonnière sur les billets éparpillés au sol, prix de sa fierté abandonnée et salie et symbole d’un nouveau pan d’humanité qui s’effondre :

Ils firent un chemin en silence pour laisser passer le coléreux iconoclaste et sinistre, mais se rapprochèrent encore plus de la pluie d’argent […] Les pouvoirs de la misère étaient donc si incommensurables parmi les hommes. Il y avait donc encore des mains qui, après le discours insultant du Corbeau déçu, trouvaient le courage de prendre l’argent de leur honte. […] Oui devant l’argent les hommes révélaient soudain leur être véritable : leur rapacité[17].

     La sidération du Corbeau est telle qu’il n’achèvera pas le livre qu’il a commencé d’écrire. Ainsi les personnages principaux, bien que placés sous le signe du savoir, demeurent-ils tragiquement incompris.

 

     Les dernières pages du roman de Patrice Nganang font ouvertement référence aux nombreux mouvements de protestation qui ont déchiré le Cameroun à l’aube des années 1990 en revendiquant la démocratisation du pays. À l’époque, l’assassinat d’un gamin des rues est, comme dans le récit, l’occasion d’un début de prise de conscience du peuple des faubourgs de Yaoundé, peuple depuis toujours humilié et martyrisé. Ainsi, l’écrivain de Temps de chien illustre la relation entre peuple et dictature, en ce qu’il compose le tableau suffocant d’un monde tombé dans le chaos. Si son propos n’est pas d’absoudre un peuple qui se complaît trop souvent dans l’apathie et la veulerie, Nganang le montre sous un jour truculent où la fantaisie le dispute au tragique. Aussi peut-on voir dans Temps de chien l’œuvre d’un moraliste qui, bien que désabusé, clôt son roman sur une révolte collective cathartique qui suggère un frémissement d’espoir.




[15] Ibid., p. 165.

[16] Ibid., p. 167.

[17] Ibid., p. 168.

 

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Pour citer cet article

Mohamed Racim Boughrara, « La relation peuple / dictateur dans Temps de chien (1999) de Patrice Nganang», Cahiers du Celec, n° 12, La Relation. Abolir les frontières, sous la direction de Jérôme Dutel, 2017, http://cahierscelec.msh-lse.fr/node/81.