Lier, délier : herméneutique talmudique et poésie juive contemporaine

 

Lier, délier : herméneutique talmudique et poésie juive contemporaine

 

Blandine Chapuis (MCF Études germaniques)
— CELEC (EA 3069), Université Jean Monnet, Saint-Étienne

 

 

     Mes recherches, centrées sur un certain nombre d’auteurs juifs germanophones mais aussi francophones du XXe siècle, visent la mise en relation entre poésie juive contemporaine et herméneutique talmudique, dans le but de dégager une / des modalité(s) exégétique(s) qui permettraient de rendre compte au plus juste de la singularité de la langue poétique à l’œuvre dans ces textes, et en particulier de la manière dont ces auteurs (re)modèlent la langue allemande et le rapport à la tradition littéraire après Auschwitz, à l’ombre du célèbre « verdict » d’Adorno : « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes[1]. » Souvent reprise, déformée parfois, galvaudée souvent, cette phrase d’Adorno, même si elle résonne différemment lorsqu’on l’insère dans son contexte global de réflexion et si elle fit l’objet d’une révision de sa plume en 1966[2], pèse souvent lourd sur la création poétique postérieure à la Shoah, surtout en langue allemande, et fait en même temps office d’éperon qui pousse les auteurs à trouver une langue nouvelle, une langue non pervertie, non complice de la destruction, une langue poétique qui « lave » en quelque sorte la langue allemande de ses affinités coupables avec ce que Viktor Klemperer désignait comme LTI, « Lingua Tertii Imperii[3] ». Le poète Paul Celan esquisse avec justesse les contours de ce défi :

Les choses les plus sombres en mémoire, les plus douteuses autour d’elle, elle [la lyrique allemande] ne peut plus, quoi qu’on fasse pour réactualiser la tradition où elle est prise, parler la langue que quelques oreilles bienveillantes semblent encore attendre d’elle. Sa langue est devenue plus sobre, plus factuelle, elle se méfie du "beau", elle essaye d’être vraie. Et donc, si je puis, au vu de la polychromie de ce qui passe pour actuel, emprunter au domaine visuel le mot que je cherche, elle est une langue "plus grise", une langue qui veut aussi, entre autres choses, savoir sa "musicalité" située en un lieu où elle n’ait plus rien de commun avec ces "harmonies" qui en compagnie et au voisinage de l’horreur continuèrent plus ou moins tranquillement à se faire entendre[4].

     Essayer de décrire au plus près le fonctionnement de cette langue nouvelle, en montrant à la fois ce qui fait précisément son caractère novateur, et aussi les textes et traditions qui la sous-tendent, tel est le cœur de mon travail de recherche depuis de nombreuses années. Pour ce faire, il faut délimiter, catégoriser, mettre en lien tout en tentant d’expliciter à la fois la nature du lien, sa validité, mais aussi ses limites et ses approximations. J’ai travaillé au fil des années sur les auteurs suivants : Nelly Sachs, Paul Celan, Rose Ausländer, Karl Wolfskehl, qui ont tous en commun leur judéité, leur expérience de l’exil, et leur ancrage dans la langue allemande, enrichie et ouverte par la pratique d’une autre langue et, très souvent, une activité de traducteur. J’ai aussi inclus dans mes sujets d’études le poète juif alsacien de langue française Claude Vigée. Le trait d’union qui relie ces auteurs se situe bien évidemment au-delà du biographique. Il réside déjà dans un rapport particulier et singulier à la tradition textuelle juive, illustrant quatre positions différentes : Nelly Sachs, lectrice certes attentive du texte biblique et de certains de ses développements et commentaires à dimension mystique, mais relativement étrangère à toute théorisation du texte, Paul Celan, généralement considéré comme tenant d'une position sceptique et critique forte à l'égard de la tradition juive, néanmoins excellent connaisseur et profondément marqué par l'infinité des modes de lectures ouvertes par celle-ci, Karl Wolfskehl, pour lequel le modèle herméneutique juif sert de grille de (re-)lecture critique de sa propre œuvre poétique et permet un positionnement identitaire et poétologique radicalement nouveau, et enfin Claude Vigée, lui-même à la fois poète, critique littéraire, herméneute et exégète biblique reconnu et prolifique.


[1] Dans un article écrit en 1949, intitulé « Critique de la culture et de la société » et repris dans le recueil Prismes, 1955 (Paris, Payot, 1986 pour la traduction française).

[2] CELAN, Paul, Dialectique négative (1966), Paris, Payot, 1978 pour l’édition française.

[3] KLEMPERER, Viktor, LTI (1947), Paris, Albin Michel, 1996 pour l’édition française.

[4] CELAN, Paul, « Réponse à une enquête de la librairie Flinker, Paris (1958) », traduction française dans Le Méridien et autres proses, édition bilingue, traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay, Paris, Seuil, 2002, p. 31-32.

 

 

— 1 —

 

     C’est donc un sujet sensible, difficile, protéiforme, qui vise à interroger la pertinence d’une orientation littéraire que l’on pourrait qualifier de poésie ou poétique juive. Le choix a été fait de centrer les exemples de la présente contribution sur Paul Celan, entre autres pour des raisons de traduction, et aussi parce que c’est celui qui permet de pousser le plus loin la comparaison (terme pris à défaut en attendant de le définir mieux) avec l’herméneutique talmudique.

     Le rapprochement avec l’herméneutique talmudique ne s’est cependant pas imposé à moi d’emblée, dès le début de mes recherches. J’avais commencé ma confrontation avec ces textes en me fondant davantage sur un point de vue philosophique, tentant de voir dans quelle mesure l’incommensurable défi d’Auschwitz imposait à toute poésie postérieure, a fortiori en langue allemande, un positionnement éthique inattaquable. Mais si le recours en particulier à la philosophie de l’altérité déclinée par Emmanuel Levinas m’a permis de sonder les fondements éthiques de cette poétique que je tentais de cerner (cet ancrage conceptuel fut en particulier fécond pour l’approche des textes de Nelly Sachs), je demeurais toutefois entravée, dans mon approche de l’œuvre de Paul Celan, par le caractère insaisissable, souvent énigmatique, pour ne pas dire hermétique, de la forme. Dans le même temps, j’étais interpelée par les multiples dénégations de Paul Celan lui-même quant à l’hermétisme supposé de ses textes. Peu à peu, je me suis donc mise à rechercher des clés de lecture possible, qui permettraient de passer outre cet hermétisme apparent. Je suis partie du postulat que ce qui apparaissait à nos yeux de lecteurs occidentaux de la fin du XXe siècle (pour ne pas dire du XXIe siècle) comme obscur, codé, hermétique, devait pouvoir s’éclairer par un changement de référentiel culturel et conceptuel. J’ai donc commencé à lister les étrangetés formelles apparentes qui entravaient à mes yeux la lecture spontanée des textes. Ce faisant, je me suis aperçu que la plupart de ces procédés stylistiques en apparence déroutants trouvaient une correspondance – mutatis mutandis, en tenant compte des différences entre les systèmes linguistiques de l’hébreu et de l’allemand – dans les procédés les plus courants de l’herméneutique talmudique. Parmi ces procédés d’écriture singuliers, on pourrait citer[5] :

  • Le mot caché sous le texte : Parfois, le texte regorge de signifiants et d’images en apparence tout à fait étrangers les uns aux autres, que rien ne paraît vouloir concilier. Il semble qu’il y ait hétérogénéité complète, divergence et éclatement des images, comme dans un kaléidoscope dont la lentille resterait floue, qui ne permettrait pas à l’œil non exercé de reconstituer une image globale et potentiellement signifiante. Cette apparente hétérogénéité peut souvent être résolue dès lors qu’on identifie, sous le texte, de façon infraliminaire, l’existence d’un vocable caché dont l’étymologie, la signification intrinsèque, les occurrences dans le texte biblique et les diverses interprétations talmudiques et kabbalistiques dont il a fait l’objet au fil des siècles recouvrent exactement les champs métaphoriques divergents qui animent le poème[6]. Ceci peut s’apparenter à un procédé talmudique consistant, par une lecture anagrammatique, à glaner des lettres isolées dans des mots pour les recomposer autrement, faisant surgir par exemple un nom propre disséminé dans le texte.

[5] Nous ne pouvons ici que mentionner de façon très succincte et allusive ces procédés, sans les analyser en situation. Pour une étude textuelle et contextuelle plus approfondie, on pourra se reporter à CHAPUIS, Blandine, « L’étrangeté comme mode d’écriture poétique. Résurgences et variations de l’herméneutique talmudique dans l’œuvre de Paul Celan », dans CHAPUIS, Blandine, et CHASSAGNE, Jean-Pierre (dir.), Étrangeté des formes, formes de l’étrangeté – Fremdheit der Formen, Formen der Fremdheit, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2013, p. 273-289.

[6] C’est le cas par exemple du poème « Zweihäusig Ewiger » (« Ta demeure est deux, Eternel »), dans le recueil La Rose de Personne (1963). Il n’entre pas dans le propos de la présente contribution d’en développer l’analyse, mais on pourra pour cela se reporter à CHAPUIS, Blandine, « Shaddaï, entre érotisme et transcendance. Regards sur un poème de Paul Celan à la lumière de la tradition herméneutique juive », dans Les Écrivains face à la Bible, Paris, Cerf, 2011, p. 169-189.

 

— 2 —

 

 

  • Le bris des mots, qui consiste à faire éclater les mots pour en faire surgir l’étymologie, mettre au jour leurs replis cachés. Un même mot peut ainsi se trouver repris à divers endroits du poème, de façon éclatée, ses syllabes séparées permettant d’entendre, parfois dans une autre langue, des significations nouvelles et inattendues. Ce procédé va même jusqu’à disloquer intégralement le mot, après l’avoir rendu, parfois, méconnaissable, pour le faire éclater en lettres isolées. Nous rejoignons ici une méthode de lecture centrale dans le Talmud, que l’on nomme Notarikone, c’est-à-dire bris des mots. Elle consiste à décomposer le mot en deux ou plusieurs parties. Le mot ainsi fragmenté se recompose en une phrase porteuse de sens, chacune de ses lettres ou syllabes se faisant l’initiale d’un mot de la phrase interprétative ainsi construite.
  • Les permutations alphabétiques : L’écriture de Paul Celan ouvre parfois aussi l’espace du mot, instaurant des glissements entre les lettres, permutant ou substituant certaines syllabes ou lettres pour faire surgir des sens nouveaux ou déroutants. La permutation ou substitution de lettres permet de triturer la langue sur le mode apparent du jeu pour en faire ressortir les strates cachées, montrer par exemple sur quel terreau historique a pu se constituer un terme, laissant entrevoir ainsi l’épaisseur mémorielle de la langue. Là encore, le Talmud a codifié, sous le nom de Tserouf, ce procédé interprétatif consistant à permuter et combiner diverses consonnes à l’intérieur d’un même mot, pour découvrir un mot caché dans un mot (parfois par une permutation systématique consistant à remplacer la première lettre de l’alphabet par la dernière, la seconde par l’avant-dernière, etc., parfois de façon plus aléatoire).
  • La lecture consonantique : De manière générale, de nombreux procédés d’écriture aboutissent chez Paul Celan à ce qu’on pourrait désigner comme une lecture consonantique : seules les consonnes demeurent, d’un mot à l’autre, parfois recombinées mais identiques, tandis que les voyelles changent. Figura etymologica et polyptotes récurrents, des procédés stylistiques bien codifiés auxquels le poète a souvent recours, participent aussi à cette forme large de lecture consonantique. Or c’est le propre même de la langue hébraïque que d’être une langue consonantique, les voyelles étant soit figurées au-dessus ou au-dessous de la ligne, ou le plus souvent absentes. La lecture talmudique recourt donc souvent à des procédés interprétatifs de vocalisation différente pour lire des mots absents du texte.
  • Les variations numérologiques : d’autres poèmes semblent jouer de façon évidente ou plus cachée sur la valeur numérique des lettres propre à la langue et à la tradition hébraïques. Ainsi une allitération marquée en B sera-t-elle annonciatrice d’un motif de la dualité et du redoublement, alors que la valeur numérique de la lettre correspondante en hébreu est de deux. C’est là encore l’un des procédés fondamentaux de la lecture talmudique, nommé Guematria et qui consiste à rapprocher des mots ayant même valeur numérique pour en tirer un enseignement : c’est une manière d’ouvrir le texte à autre chose, de faire jaillir des rapprochements qui invitent à de nouvelles pistes interprétatives.

     Ainsi, au fil des études de textes, le rapprochement avec la lecture talmudique s’est révélé fructueux pour moi, ouvrant des pistes interprétatives nouvelles, levant un coin de ce voile d’hermétisme apparent du texte en montrant que celui-ci pouvait être accessible par d’autres chemins de lecture. Ce rapprochement m’a aussi permis de répondre en partie à la question de savoir ce que la poétique juive de langue allemande postérieure à la Shoah pouvait avoir de novateur, tranchant radicalement sur les traditions littéraires germanophones antérieures, œuvrant à une mise en mouvement différente de la langue. Mais pour féconds que puissent être ces rapprochements, il convient de se demander ici de quoi s’autorise la mise en parallèle, et quelle en est la nature.

 

— 3 —

 

 

     Tout d’abord, nous pouvons mentionner que cette mise en relation semble être de l’ordre de la comparaison, et non de l’analogie[7], dans la mesure où elle paraît mettre en relation deux objets de même nature : ici deux systèmes textuels (le texte poétique / le texte talmudique). L’opération mentale en jeu ici correspond tout à fait à la définition que Lalande donne de la comparaison : « Opération par laquelle on réunit deux ou plusieurs objets dans un même acte de pensée pour en dégager les ressemblances ou les différences[8] ». La méthode utilisée pour parvenir à ce rapprochement s’apparente à la méthode expérimentale de Claude Bernard : observation – hypothèse – test – théorie.

     L’observation suppose que l’on ne sait pas par avance, et que l’on cultive la capacité à s’étonner célébrée en particulier par Bachelard. La poétique de Celan constitue en cela un excellent défi dans la mesure où sa difficulté d’abord, son hermétisme apparent, met à mal tous les sens logiques et place le lecteur devant une terra incognita où ses repères habituels semblent bien inopérants (on assiste par exemple à une violation récurrente du principe de non-contradiction, à une juxtaposition du positif et du négatif, de la présence et de l’absence, en une tension dialectique que ne vient résoudre nul troisième terme). Mais il n’existe cependant pas d’observation neutre, et l’observateur procède intuitivement à la sélection d’objets revêtant des traits significatifs (ici, la sélection de procédés d’écriture récurrents et concordants à créer un sentiment d’étrangeté, de « défamiliarisation » du lecteur). En ceci, et comme le constate Jean-Paul Bozonnet, « l’observation est donc plus ou moins déjà armée de la théorie[9]. »

     À cette phase d’observation succède celle du questionnement, qui consiste à questionner le « terrain » à l’aide d’une hypothèse, en insérant cette question dans une problématique. L’hypothèse utilisée peut être formulée en ces termes : les « résistances » de l’écriture poétique de Paul Celan à l’interprétation littéraire usuelle pourraient peut-être provenir d’un ancrage dans une tradition exégétique différente, à savoir celle de la lecture talmudique. Cette hypothèse repose sur deux points d’appui : d’une part l’observation préalable, qui permet de dégager, ainsi que nous l’avons vu, un rapport de similitude entre un certain nombre de procédés de la lecture talmudique et des procédés d’écriture poétique en apparence « dérangeants », et d’autre part, bien sûr, la judéité de Paul Celan, et plus spécifiquement la familiarité que révèle sa biographie avec la langue hébraïque et l’exégèse juive. Testant cette hypothèse sur un certain nombre de poèmes, j’ai pu vérifier en effet que l’application de quelques-unes de ces modalités herméneutiques permet à la fois de dégager des sens nouveaux (mais ceci ne fait pas preuve, et il faut se garder aussi du risque de projection ou surinterprétation), et que cela permet surtout de relier de façon signifiante des éléments en apparence isolés et hétérogènes du texte.

     Pour autant, nous touchons là aussi à un terrain délicat qui impose des limites, ou tout au moins une grande prudence méthodologique et un sens pédagogique dans l’exposition de la démarche. D’une part, il faut se garder d’aplanir par trop « l’étrangeté » du texte celanien, d’en réduire les résistances et de le vouloir entièrement intelligible à une modalité de lecture unique, car nous verrons plus loin que c’est précisément dans cette résistance à toute univocité que réside l’enjeu fondamental de cette poétique. Le chercheur, ayant longtemps navigué dans un paysage textuel indéchiffrable et pensant enfin avoir trouvé un instrument de lecture qui puisse en révéler quelque peu l’ordonnancement, est donc pris entre un eurêka soulagé et un scrupule salutaire : n’est-on pas en train de réduire dangereusement le texte en l’enfermant dans une tradition, un système exégétique unique ? D’autre part, il faut être conscient de l’écueil qui pourrait consister à enfermer Celan dans une lecture juive, voire dans un mysticisme de mauvais aloi (tout au moins dans la communauté universitaire et le cercle des spécialistes celaniens). C’est là un sujet particulièrement sensible. Nombre des « ténors » de l’interprétation celanienne ont insisté à maintes reprises sur l’athéisme (supposé) de Paul Celan, et une démarche visant à réintégrer ses textes dans un contexte interprétatif issu d’une tradition religieuse se heurte souvent au rejet, à l’incompréhension ou à une méprise sur l’enjeu réel de ce type de rapprochement. Souvent, l’argument décisif employé pour invalider une telle démarche est celui de l’athéisme du poète. Les objections que j’ai pu rencontrer au fil des échanges avec des spécialistes de Paul Celan m’ont permis, en fin de compte, de cerner davantage les apports et les limites du rapprochement opéré avec la lecture talmudique, de progresser un peu dans la démarche pédagogique d’exposition, et enfin de préciser une caractéristique importante de l’écriture poétique de Celan, qui nuance et pose en même temps le cadre opératif de la mise en relation avec l’herméneutique talmudique.


[7] L’analogie établit un rapport de même type entre deux objets appartenant à des domaines différents (raisonnement du type : A est à B ce que C est à D).

[8] LALANDE, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie (1926), Paris, PUF, 1976.

[9] Ce développement s’inspire d’un texte de BOZONNET, Jean-Paul, « Comparer les sciences naturelles et humaines », http://www.pacte-grenoble.fr/wp-content/uploads/Comparer-sciences-naturelles-et-humaines_JPB_2012-1.pdf [consulté en janvier 2016].

 

— 4 —

 

 

     Ceci nous invite à revenir sur la comparaison précédemment énoncée entre le texte poétique et le texte talmudique, et à la nuancer en effet. Il n’y a pas à proprement parler de ressemblance entre les deux, mais le texte, par son ordonnancement, son mode d’écriture, ses jeux plurilingues, sa manière de triturer la langue pour en faire surgir des parallèles inattendus, mettre au jour un mot contenu dans un autre, suggérer une lecture alternative, surgie d’un mélange des lettres, d’une vocalisation différente, etc. paraît être une mise en application, dans l’écriture, des méthodes exégétiques issues de la tradition talmudique. La théorie (dernière phase de la méthode empiriste évoquée plus haut) pourrait donc s’énoncer en ces termes : le texte poétique induirait de façon subtile sa propre lecture, invitant à puiser dans le vaste éventail d’outils herméneutiques forgés par l’interprétation talmudique. Le texte poétique serait en quelque sorte semé d’indices renvoyant à un univers à la fois contigu et séparé, auquel il est relié par une mise en écriture, une exemplification, pourrait-on dire, de ses codes de lecture.

     Il faudrait donc partir de l’idée que c’est le texte qui guide le lecteur et suggère sa propre lecture. L’interprète du texte celanien doit entreprendre un voyage à la recherche des indices textuels qui orientent la lecture vers un mode particulier. Il doit chercher, littéralement, ce qui fait sens, dans les deux acceptions du terme, comme signification et surtout comme orientation. C’est du reste ce qu’exprime Peter Szondi dans son analyse de Engführung (Strette) : « Il y a un chemin que fraie le texte et qui devient le chemin à prendre par le lecteur[10] ». Dans un très grand nombre de textes, le cheminement du poème induit en effet un mode de lecture singulier, calqué sur son organisation textuelle, orientant graduellement le regard du lecteur. Le temps et la place manquent ici pour développer cette idée, mais j’ai montré dans un article récent[11] comment l’agencement graphique du texte, combiné avec les motifs principaux du poème et la segmentation particulière des vers, des mots, des syllabes parfois, parvenait à guider le regard du lecteur en lui suggérant un parcours particulier dans le texte, parcours qui souvent débouche sur le vide, le blanc, le silence ou l’absence. Peut-être est-ce du reste en ce sens que l’on peut comprendre l’athéisme de Paul Celan maintes fois mis en exergue par la critique, à savoir comme un « athéisme de l’écriture » tel que le définit Henri Atlan : « un langage athée [qui] renvoie toujours à autre chose que lui-même, de façon infinie, et négativement, de telle sorte que si l’on veut y localiser un centre, une origine des significations, un dieu donc, qui lui donne son sens, on ne peut l’y trouver que dans le vide, le vide de langage, les "blancs de l’écriture"[12]. » J’ai montré ainsi, dans la communication déjà citée, comment, dans le poème « Zu beiden Händen » (« A l’une et l’autre main »), se construisait une orientation progressive et continue du regard vers un centre, mais un centre vide, mouvant, errant, rendant ainsi impossible toute localisation du sens.

     Du reste, si l’on observe les figures de la lecture dans l’œuvre de Paul Celan, on y retrouve très souvent une expression métaphorique qui concorde avec le double sens du verbe lesen en allemand : lire, mais aussi glaner, collecter. Il semblerait que la poétique de Paul Celan nous invite à une lecture-glanage, une patiente (re)collection d’indices textuels, de mots unis non par une continuité sémantique obvie, mais par une contiguïté reposant sur des figures métonymiques. Gisèle Vanhese, dans une analyse très pertinente[13], évoque l’existence chez Paul Celan d’un « art métonymique », par opposition à ce que l’on peut qualifier usuellement d’« art mimétique ». Il convient selon elle de chercher dans son œuvre non pas un reflet du réel dans les mots et les figures, mais un rapport de contiguïté qui bâtit un contre-monde (Gegenwelt)[14]. C’est dans le morcellement, l’éclatement, le fragmentaire que l’on peut retrouver le lien le plus intime avec l’herméneutique talmudique. Pour autant, la poétique de Celan n’est pas le simple reflet, la mise en œuvre appliquée des procédés herméneutiques juifs. Les images de lecture ou d’écriture qui la jalonnent se laissent au mieux subsumer sous le vocable singulier de Vonsammengeschiedenes[15] : un étonnant composé qui donne envie de lire, par habitude, l’idée de rassemblement (zusammen), contredite néanmoins par la notion de départ, de séparation voire de disparition. La lecture, motif central de ce poème hautement poétologique, semble ainsi avoir pour tâche paradoxale de rassembler et disjoindre en même temps, elle doit se garder des automatismes et parvenir à penser ensemble concentration et dispersion. Le texte celanien nous invite ainsi à considérer avec nuance et prudence les rapports de comparaison, à nous garder des assimilations hâtives, à penser toujours un au-delà du texte. L’écriture de Paul Celan renvoie, par sa construction même, par ses procédés déroutants qui souvent désarçonnent le lecteur, à un grand texte absent : le texte talmudique – et donc, métonymiquement, la tradition juive –, présent(e) ici sur le mode du retrait, par cette invitation discrète mais opiniâtre à lui appliquer des procédés herméneutiques similaires. Il invite, en fin de compte, à une lecture qui ne procéderait pas par assimilation, généralisation, gommage des différences au profit d’une théorie unificatrice. Bien au contraire, il incite à ce qu’à la suite d’Emmanuel Levinas nous pourrions qualifier de « lecture de la caresse » : une lecture qui se garde de tout concept et de tout enfermement systémique, c’est-à-dire l’exact opposé d’une lecture qui ferait violence au texte en imposant la marque de son empreinte conceptuelle, en le corsetant dans un système de pensée pré-écrit. La complexité apparente du texte, son extranéité par rapport aux habitudes de lecture « occidentales », constitue le meilleur garde-fou qui soit contre l’enfermement dans une théorie interprétative unificatrice.


[10] SZONDI, Peter, « Lecture de Strette. Essai sur la poésie de Paul Celan », Revue critique n° 288, mai 1971, p. 387-420.

[11] CHAPUIS, Blandine, « L’errance comme principe esthétique dans la poésie de Paul Celan : plaidoyer pour une lecture voyageuse », communication au colloque international Errance(s) et Dérive(s), Université Lyon 2, 16-18 octobre 2014, publication en cours.

[12] ATLAN, Henri, « Niveaux de signification et athéisme de l’écriture », dans La Bible au présent. XXe Colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Idées/Gallimard, 1982, p. 86.

[13] VANHESE, Gisèle, « Sous le signe d’Ulysse. L’errance dans l’écriture chez Benjamin Fondane et chez Paul Celan », dans Central and Eastern European Online Library, source Echinox Journal, issue 11/2006, p. 23-33, consultable sur le site www.ceeol.com [consulté en janvier 2016].

[14] Ibid.

[15] CELAN, Paul, « Kolon », La Rose de Personne (1963). Vonsammengeschiedenes est traduit par Martine Broda par « divorcé d’ensemble », ce qui ne permet pas vraiment de saisir la portée originale de ce néologisme.

 

— 5 —

 

 

     Et c’est précisément en cela que réside sans doute le fondement le plus authentiquement juif de l’œuvre, car c’est là l’une des caractéristiques les plus fortes de la lecture talmudique, laquelle ne peut jamais se prévaloir d’un sens figé, acquis, définitif, et se construit en permanence dans le dialogue, la contradiction, l’ouvert. L’œuvre de Paul Celan constitue une mise en garde salutaire à quiconque, parmi ses lecteurs, se sentirait légitimé par une autorité de pensée quelconque ou serait tenté d’enfermer le texte dans un système de lecture bien huilé. C’est là, pour le chercheur, une leçon d’humilité, et c’est surtout le fondement éthique de l’œuvre, qui appelle en regard à une approche éthique de la lecture. Et, pour rejoindre le thème de la relation, rappelons en guise de conclusion que Paul Celan définissait toujours sa poésie comme rencontre, chemin vers l’autre. Elle est en effet un lieu que le lecteur est invité à découvrir en empruntant les chemins interprétatifs que le poète a préalablement balisés dans son texte, tout en gardant présente à l’esprit l’idée que ces chemins, par leur nature même (des procédés constants de désignification) appellent à la transgression, invitant le lecteur à poser un pied en dehors de tous les sentiers battus de la pensée et surtout de la langue.

 

 

 

— 6 —

 

 

Pour citer cet article

Blandine Chapuis, « Lier, délier : herméneutique talmudique et poésie juive contemporaine », Cahiers du Celec, n° 12, La Relation. Abolir les frontières, sous la direction de Jérôme Dutel, 2017, http://cahierscelec.msh-lse.fr/node/71.